Lorsque j’ai entrepris la nouvelle traduction de La Nef des Fous de Sébastien Brant, je me suis vite retrouvé face à un mystère : des erreurs d’orthographe dans les titres des poèmes. Ces anomalies semblaient parfois délibérées : des lettres ajoutées, d’autres manquantes ou déplacées. Avec mon collaborateur, un professeur d’allemand et d’ancien allemand, nous avions attribué cela à des archaïsmes ou des maladresses de l’époque, et nous avions poursuivi notre travail.
Mais cette étrangeté a continué à m’intriguer.
Je travaille désormais sur des créations musicales inspirées des poèmes du livre. Pour celui sur le poème 3 sur La Générosité, j’ai introduit un procédé ludique : chaque titre de chanson contient une lettre ajoutée, tirée du titre de l’album. Par exemple, la chanson sur Saint-Martin de Tour est devenu « Grand Matin Tisse Trou » avec le mélange des lettres et l’ajout de la lettre G de « Générosité ».
En réfléchissant à cette méthode, je me suis demandé : et si Sébastien Brant avait fait la même chose dans La Nef des Fous ?
Un Déclic : Les Chapitres et le Rôle du A
La structuration de l’œuvre en chapitres alphabétiques (A, B, C, D, E) m’avait toujours intrigué. Pourquoi ces lettres ? Pourquoi regrouper les premiers poèmes sous le chapitre A ? À première vue, cela semblait arbitraire. Mais en appliquant ma propre méthode – ajouter une lettre dans les titres, en commençant par un A, et réorganiser les lettres des mots – j’ai découvert des sens nouveaux et cachés.
Les Poèmes Re-visités : Une Lecture Transformée
Voici comment, en appliquant cette démarche aux poèmes, j’ai révélé une pensée plus subtile, peut-être plus proche de l’intention profonde de Brant. Ces nouveaux sens mettent en lumière une critique sociale et morale qui dépasse les apparences.
Poème 4 : Des Nouvelles Découvertes
Titre original : Von Nuwen Funden (Des nouvelles découvertes.)
Or, le poème commence par le fait d’aller découvrir de nouveaux pays.
J’ai donc cherché si on pouvait trouver certains mots en anglais avec ces lettres.
En ajoutant le A et en changeant l’ordre des lettres on trouve “Nun New Nave Found”.
La recomposition du titre Von Neuen Neuven Funden en “Nun New Nave Found” résume parfaitement l’esprit du poème. Voici une explication concise des termes clés :
1. “Nun” : Le Présent et la Transformation
• En allemand :
“Nun” signifie “maintenant”, marquant l’urgence d’agir ou d’explorer dans le présent.
• En hébreu :
La lettre “Nun” (נ) symbolise à la fois l’humilité, la résilience, et le renouveau. Elle reflète une progression, un mouvement, et l’idée d’un miracle (Nes en hébreu).
2. “New Nave Found” : La Découverte d’une Nouvelle Nef
J’ai donc cherché
• “New” : Nouveau
• “Nave” : La nef d’une église (du latin navis, navire), symbolisant à la fois un lieu de rassemblement spirituel et un voyage.
• “Found” : Trouvée / Découverte
Résumé
“Nun New Nave Found” signifie : “Maintenant, une nouvelle nef a été découverte”.
Poème 3 : De la générosité
Dans le Poème 3, Von Gytikeit (De la générosité), la recomposition des lettres avec l’ajout du A donne “Ita, Kein, Yvogt”, offrant une lecture subtile et critique. “Ita”, un mot latin signifiant “ainsi” ou “donc”, est mentionné dans le Poème 1, où Brant dit je connaître que ce mot de latin, renforçant ici une affirmation logique sur la nature de la bonté. “Kein” (aucun en allemand) souligne que la vraie générosité n’attend aucun retour, tandis que “Yvogt” fait référence à un intendant féodal, symbole de gestion et de pouvoir. Cette combinaison suggère que la générosité authentique est indépendante de tout contrôle administratif ou politique, critiquant l’instrumentalisation de la bonté à des fins de pouvoir à l’époque médiévale.
Poème 2 : Des Bons Conseillers
Dans le Poème 2, Von Guten Reten (Des bons conseillers), la recomposition des lettres donne “Von Augen Treten” (Avancer à tâtons, aveuglément). Cette transformation illustre une critique des mauvais conseillers, qui prétendent guider mais agissent sans vision claire. L’expression évoque des pas maladroits ou erratiques, suggérant que ces conseillers, bien que supposément “bons”, conduisent les autres à l’aveuglette. Brant utilise ce jeu de mots pour dénoncer l’aveuglement des dirigeants ou des figures d’autorité prétendant au savoir, mais eux-mêmes incapables de voir clairement.
Poème 1 : Des Livres Inutiles
Dans le Poème 1, Von Unnütze Büchern (Des livres inutiles), la recomposition des lettres en “Nun Bau auch Vernetzen” (Maintenant, construis et connecte aussi) révèle un message plus profond. Pour moi, Brant ne critique pas seulement l’inutilité apparente des livres, mais appelle à connecter entre eux les différents textes religieux et sacrés : la Torah, l’Ancien Testament, la Bible, le Coran, ainsi que des écrits plus anciens, comme ceux issus de la mythologie.
Ce sens caché est possible par un détail visible sur l’image accompagnant le poème : un chapeau sur le “E” du mot Unnutze, un accent qui n’existe pas normalement en allemand. Pour moi, ce signe typographique indique qu’on peut doubler le “E”. C’est cette observation qui m’a conduit à ajouter un “E”, me permettant d’obtenir l’expression “Nun Bau auch Vernetzen”. Cette transformation reflète l’idée que les livres, considérés isolément, peuvent sembler inutiles, mais leur vraie valeur réside dans leur interconnexion, dans une quête de savoir universel reliant les traditions et les textes sacrés.
Une Lecture en Miroir : Brant et la Société de Son Temps
Ce travail sur les lettres montre que La Nef des Fous est bien plus qu’une simple satire. En jouant avec les titres, on découvre que Brant utilisait son livre comme un miroir de la société, des absurdités de son époque et des travers humains. Ces manipulations ne reflètent pas forcément ce qu’il pensait lui-même, mais plutôt une critique subtile des idées et des comportements dominants.
La Révélation Finale : Les Lettres Mobiles de Gutenberg
Ce procédé ne pourrait exister sans l’invention des caractères mobiles de Gutenberg. À l’époque de Brant, cette révolution technologique permettait de recomposer les lettres à volonté, ouvrant la voie à des jeux de mots, des anagrammes, et des manipulations linguistiques inédites.
Brant, un maître de la satire et de la critique sociale, a exploité cette modularité pour enrichir ses textes :
• Les lettres mobiles ne sont pas seulement un outil technique ; elles symbolisent une flexibilité intellectuelle, une invitation à déconstruire et reconstruire les idées.
• Les anomalies dans les titres des poèmes ne sont pas des erreurs, mais des indices intentionnels qui demandent au lecteur de participer activement à la lecture.
Conclusion : Une Œuvre Intemporelle et Interactive
En découvrant cette méthode dans La Nef des Fous, j’ai compris à quel point cette œuvre est moderne. Brant n’a pas simplement écrit un livre : il a créé une expérience interactive, où les mots et les titres deviennent des puzzles à décrypter.
Ce voyage dans les jeux de lettres m’a permis de mieux comprendre l’intelligence et la profondeur de Brant, tout en mettant en lumière la richesse de son époque, où la révolution de l’imprimerie ne se limitait pas à la technique, mais touchait aussi la pensée et l’expression artistique.